Pleurs d'oignons
Conte aux saveurs libanaises
Découvrez la deuxième partie d’une longue série du “Conte aux saveurs libanaises” de Sarah Anthony.
Rappelez-vous le premier des Contes aux saveurs libanaises :
Cette histoire se déroule dans un krak perché au sommet d'une colline du Liban. Une princesse désargentée et sa suite s'y sont installés et y ont planté leurs cultures sans savoir que le sol a des propriétés fabuleuses. Jour après jour, repas après repas, de singulières aventures ou mésaventures se déroulent dans le krak, avec toujours comme point de départ la cuisine !
Deuxième partie : écouter !
Vous pouvez aussi opter pour une écoute de la version audio du conte, enregistrée par Alexandre Curtil !
Deuxième partie : lire !
On raconte qu’une fois, ou peut-être pas, dans l’ancien temps, la princesse arabe qui vivait dans les ruines de son petit krak, sur les hauteurs d’une colline du Liban, eut une furieuse envie de mjaddara. Elle n’en avait que rarement consommé dans sa vie de cour, car ce plat simple de riz aux lentilles et aux oignons grillés était typiquement considéré comme le plat du pauvre, préparé en temps d’indigence. Pourtant, là en bas, dans le village au bas de la colline, quelque famille sur le point de se régaler en préparait. Le bouillon parfumait la maison d’une délicieuse odeur fumée qui s’échappait en profitant de la complicité d’une fenêtre ouverte. Se promenant dans le village avant de remonter le long du krak, un vent facétieux s’amusait à en porter les effluves jusqu’au balcon de pierre blanche où la princesse contemplait la vallée.
Bientôt, son esprit ne fut plus que le théâtre d’un ballet de lentilles, ondulant au milieu de grains de riz blanc, le tout auréolé des jolis arcs formés par des oignons émincés. La princesse dont le palais avait autrefois goûté aux plus délicats mets de l’Orient n’avait désormais plus de désir que pour une assiette, que dis-je, un plateau entier de mjaddara…
Bien vite, la cuisinière fut informée du désir de la maîtresse des lieux. Dans la cuisine du krak, elle mit les lentilles à cuire et commença à couper les oignons que le marmiton lui avait rapportés. Comme toutes les provisions de la maisonnée, les bulbes avaient poussé dans les parterres autour du krak, autrefois garnis de fleurs aux pétales couleur du sang. Alors qu’elle tranchait les oignons, le jeune marmiton récupéra les pelures pour débarrasser le plan de travail. Parmi les fines découpes cuivrées subtilement teintées de rouge, il ne vit pas que s’était glissé un pétale écarlate flétri qui fut lui aussi emporté sans ménagements.
Demeurée seule dans la pièce, la cuisinière poursuivit son travail, de lourdes larmes roulant le long de ses joues comme à chaque fois qu’elle manipulait des oignons coupés. Pourtant ce jour-là, impossible de mettre un terme à ce flot ininterrompu de pleurs qui lui brouillait la vue et ruisselait sur le plan de travail comme si ses yeux étaient des sources et ses joues des plaines où se creusait délicatement le lit d’une rivière. Elle avait beau s’essuyer les paupières, les larmes coulaient de plus belle et du torchon dégouttaient aussi de petits ruisseaux qui cliquetaient sur le parterre de pierre poli. Cependant, derrière ces larmes, nul chagrin. Au contraire, quel bonheur c’était pour elle de cuisiner ce plat au nom chantant qu’elle adorait, souvenir de son enfance ! Elle se mit à penser avec une nostalgie douce à ses joies enfantines, à ses moments les plus beaux. Quel paradoxe de pleurer ainsi en ressentant dans le même temps une telle joie !
Penchée au-dessus de la marmite où bouillonnait le riz aux lentilles, la cuisinière à la vue brouillée par les larmes ne réalisa pas que les perles roulant sur ses joues tombaient aussi dans le bouillon.
La table fut dressée tout en longueur dans la cour du krak au toit éventré, et le festin servi à tous, car beaucoup des domestiques de la princesse avaient salivé à l’entente de la préparation du mjaddara. Aussi, la noble dame avait-elle décrété que ce déjeuner serait celui d’une fête pour tous. Les plats fumants furent déposés au centre de la table, les yeux brillants de tous rivés sur la délicatesse de ces grains de riz luisants, contrastant avec le brun réconfortant des lentilles, et le lustre des oignons grillés, éprouvés par une cuisson forte nécessaire à la naissance de ce goût caractéristique. La princesse assise à un bout faisait face à la cuisinière, à laquelle la seconde place d’honneur – à l’autre bout – avait été accordée. Celle-ci, les yeux rougis, souriait jusqu’aux oreilles.
Les estomacs gargouillaient, le signal fut donné et tous se régalèrent, raclant les plats jusqu’à la dernière bouchée, le tout en un temps record. Ah, le contentement que ce repas fut ! La délicieuse chaleur qui se diffusait dans les ventres… La gourmandise qui avait consommé la moindre miette et jusqu’à l’odeur de ce mjaddara que même le vent ne parvenait plus à exalter. La princesse et sa suite ne se levaient pas de table, ne passaient pas au dessert, savourant la pause qu’un excellent plat impose à tous. Ils souriaient et leurs pensées étaient à chacun occupées par un souvenir d’enfance merveilleux, un moment de pur bonheur qui relevait les coins de leur bouche et ne tarda pas à rendre leurs cils humides. Le chef de la garde fut le premier à attraper sa serviette pour tamponner ses yeux béats. On entendit alors renifler, et nombreux furent ceux qui s’autorisèrent à éponger du dos de la main les premières larmes qu’un souvenir d’enfance leur tirait des yeux. Tous ou presque se connaissaient ou avaient grandi ensemble et en balbutiant parmi les pleurs de joie, ils se souvenaient à l’unisson de leurs plus beaux moments. Le bonheur ! C’était le bonheur absolu, celui qui enfante les plus belles larmes, celles dédiées à la joie. Autour de la grande table, les serviettes virevoltaient de la table aux yeux, certains s’essuyaient même les paupières sur la vaste nappe brodée. De ce mjaddara, on garda le souvenir d’un repas de liesse dont l’évocation rendrait à tous ceux qui avaient eu la chance d’y participer le regard humide jusqu’à leur dernier souffle.
à suivre…