Petite fille
Dans l’imaginaire de Juliette Elamine
La première fois que j’ai lâché sa main c’était dans l’eau, dans la mer là où on n’a pas pied, là où ça fait peur. J’avais les yeux fermés. C’était idiot, mais j’étais très anxieuse. Il m’avait appris à nager, j’étais prête pour le grand bain. Et pourtant j’étais terrifiée, je me voyais couler droit dans le fond, pétrifiée, oubliant les leçons de mon maître favori. Alors au début je gardais mes paupières closes.
La Méditerranée était tiède, elle accueillait mon petit corps frileux de ses vagues douces. Non, je n’allais pas boire la tasse. Oui, j’allais réussir ma première baignade et le rendre fier. Concentrée, je pensais à ses enseignements, je nageais une brasse appliquée et maîtrisée. À mesure que j’avançais, le bonheur m’enivrait.
J’avais six ans aujourd’hui et je savais nager ! Et mon histoire d’amour avec l’eau ne faisait que commencer.
Mon papa m’a tout appris, à commencer par le courage. Je n’ai jamais rencontré homme plus vaillant que lui. Durant la guerre, il a reçu un éclat d’obus dans le fémur et sa jambe a été amputée. Un éclat d’obus dans la cuisse, des éclats de vie dans le cœur, des éclats de rêve dans la tête, des éclats de rire dans la bouche. Papa a perdu sa jambe mais il a gagné un appétit dévorant pour la vie.
Il m’a appris la joie de vivre, l’autonomie, à croire en mes rêves, à les pourchasser jusqu’à les réaliser. Je lui en veux un petit peu… un tout petit peu car je n’ai pas tenu sa grande main assez longtemps. Très tôt, il pressait le pas pour me devancer et je ne parvenais plus qu’à tenir le bout de son doigt. Je galopais derrière mon papa, sa jambe valide et sa patte folle comme il disait, fermement agrippée à son index, fermement agrippée à notre relation privilégiée, le père et sa petite fille chérie.
Cet homme m’a ouvert les chemins de la vie. Comme je lui suis reconnaissante de m’avoir lâché complètement la main dans l’eau, ce jour-là, celui de mes six ans. J’ai gagné une confiance en moi que je n’ai plus jamais perdue. Et comme je lui suis reconnaissante de ne m’avoir jamais laissé lui lâcher l’index, quand même, tout au long de la vie.
Ce que j’ai accompli aujourd’hui, je l’ai fait pour moi, grâce à lui. Je l’ai fait pour lui, grâce à moi. Je suis devenue courageuse, combattive, obstinée, victorieuse. J’ai déposé sur son cœur la médaille dorée, je lui ai promis que ce ne serait pas la dernière. Des compétitions, j’allais encore en gagner.
Je l’ai contemplé une dernière fois, j’ai fixé son visage, mémorisé ses traits, caressé sa main, regardé sa jambe.
La dernière fois que je lui ai lâché la main, c’est lui qui avait les yeux fermés.